LES GARCONS
I
Est-ce que tu fais du théâtre ?
réponse a) Oui
réponse a) Non
OUI
II
Si réponse a) Que veux-tu de lui ?
– Qu’il fasse GROUPE :
Des personnes avec qui penser à plusieurs ; des personnes avec qui penser à plusieurs, en mettant des corps en mouvement ; des personnes avec qui, penser à plusieurs, mettre des corps en mouvement, en tâchant de découvrir quelque chose qu’elles ne savaient pas encore ; des personnes avec qui, penser à plusieurs, mettre des corps en mouvement, découvrir ce qu’elles ne savaient pas encore, et prendre le risque ensemble de le proposer à d’autres personnes.
Dont : des personnes qui n’ont pas toujours été formées pour être autorisées à se trouver là sur scène, et qui sont là par pur amateurisme (au sens d’amour profond pour) ; ou qui n’auraient pas, ou plus, dû se trouver là dans l’ordre des choses ; parfois aussi ces groupes doivent être rejoints par des non humains ; parfois aussi doivent-ils laisser une place pour les morts parmi eux.
Si on peut encore utiliser ce mot, c’est à chaque fois se donner les moyens d’une petite utopie en acte. Des amicalités tournées vers la fabrication d’un possible désirable.
– Qu’il donne du TEMPS :
Du temps pour devenir un groupe (avant ça, on n’est encore plus ou moins que des adjonctions d’égoïsmes). Du temps parce que l’immédiateté guette. Du temps pour mieux voir, pour voir plus clair. Du temps pour la complexité. Du temps long. Du temps pour échapper à l’évidence. Du temps pour l’erreur. Du temps qui n’a pas de prix.
– Qu’il se manifeste en ACTES :
Que le théâtre se demande inlassablement QUE FAIRE et qu’il y réponde par ce que seul le théâtre peut faire. Depuis là où il est. A sa petite et modeste échelle, il ne peut pas grand chose, mais il peut un peu. Il peut mettre là, ce qui n’est pas là. Il peut mettre des idées dans des corps. Il peut faire parler les morts. Il peut donner de la capacité. Et qu’il le fasse avec rigueur et conscience. Mais sans trop de pesanteur.
– Qu’il fasse LIEU
Qu’il soit un lieu sans clefs. Pour trouver d’autres manières d’habiter. Pour qu’il se pense depuis là où il se fabrique. Pour ancrer nos imaginaires. Pour mieux les partager. Pour qu’il soit un outil de production au service de ceux qui y travaillent.
Si réponse b) Qu’est-ce que tu ne veux plus de lui ?
(on est autorisé à répondre aux deux !)
– Qu’il soit mort.
– Qu’il croie savoir d’avance ce qu’il produira.
– Qu’il fasse la morale.
– Qu’il cherche à faire croire qu’il est autre chose que ce qu’il est.
– Qu’il cherche à nous réconcilier à tout prix.
– Qu’il se pense au-dessus des circonstances.
– Qu’il soit sûr de sa nécessité.
III
« On traverse un tunnel – l’époque », disait Mallarmé.
Qu’est-ce qui bouche le désir ?
Comment tu le débouches ?
Beaucoup de suppositions peuvent être faites sur pourquoi des gens comme César Arconada reviennent au théâtre après l’avoir jugé inutile et dangereux, sur pourquoi des gens comme lui reviennent à cet art qui à n’en pas douter, durant la Guerre Civile espagnole, prenait bien souvent les traits d’un divertissement au service de la brutale indifférence et du lent glissement vers le fascisme. Pourquoi, alors qu’il était au front l’arme à la main, décida-t-il de reprendre son répertoire populaire de marionnettiste et d’aller jouer dans la campagne des Asturies ses poussiéreuses histoires d’anges, de bêtes et de Dieu adoré ? Pourquoi, alors que la défaite approchait, quelques mois avant de prendre lui-même la route de l’exil, mit-il sa vie en danger pour faire parvenir aux camarades de Madrid en plein siège, sa dernière pièce de théâtre ?
Pourquoi…
Sans doute voulut-il apporter du réconfort, sans doute voulut-il faire reculer, fût-ce seulement dans leurs têtes, de quelques heures la triste réalité de leur défaite, et la venue de cette chape de plomb qui allait s’abattre sur eux pour quatre longues décennies. Sans doute…
Sa dernière pièce écrite avant son exil à Moscou – La Conquista de Madrid -, est une farce que des soldats républicains luttant pour la défense de Madrid sont invités à jouer, une farce dans laquelle les généraux franquistes célèbrent leur victoire avant d’être réveillés brutalement par la réalité qui tambourine à leurs portes. De qui s’agit-il ? De l’espoir, incarné par une mère, et du courage, incarné par un milicien fraîchement pendu, tous deux venus s’adresser au public pour lui demander de tenir bon, et le convaincre que non, le futur peut, encore, être différent.
Certes, cette pièce ne sera jamais jouée, et le Général Franco célèbrera sa victoire à Madrid, à l’endroit même où la farce devait prendre place. Mais cela n’enlève rien à sa valeur ni au rôle, pouvons-nous supposer, qu’Arconada lui donnait : devancer le futur, le falsifier, pour mieux le faire sauter, et ainsi, déboucher la voie qui mène vers le désir d’un ailleurs, et alors, oui, trouver la force de changer ; le tout pour essayer de se hisser à la hauteur des circonstances, le tout pour empêcher le présent d’avaler le futur et lui restituer ses ambitions, le tout enfin pour garder le désir vivace des horizons dégagés.
IV
L’Amour ? La Beauté ? Tu les cherches encore ? Y a-t-il un endroit du monde où tu les accroches ?
Oui. Avec la Joie. Donc dans les corps. Ils sont là où il y a au moins une petite joie. En traquant rigoureusement les petites joies, on a de fortes chances de les approcher.
Alors, une petite histoire :
Au moment où nous essayons de répondre à ces questions, nous ne sommes pas ensemble. Je me trouve en Suisse, à Genève, où Krystian Lupa répète avec des acteur·rices francophones son prochain spectacle, Les Émigrants, d’après Sebald. J’assiste aux répétitions. Cet après-midi, des petits bancs d’école viennent soudain peupler la scène. Ce sont de ces petits bancs qui ne font qu’un avec le pupitre, et qu’on n’a pas vu trente-six fois sur les scènes de théâtre : ils semblent tout droit sortis de La Classe morte de Kantor. Lupa demande aux acteur·rices de s’y asseoir, et s’engouffre dans un de ses monologues ininterrompus dont il a le secret ; il veut faire un hommage à Kantor, voudrait qu’on lui passe la musique de la Valse François, on ne la trouve pas, alors il la fredonne, et trouve sur sa tablette un extrait de la captation du spectacle de Kantor à montrer aux acteur·rices. Tout le théâtre du monde pour cet instant : ces acteur·rices français·es et suisses, en 2023, assis·es sur leurs bancs d’écoliers, les mains posées devant sur leurs pupitres, regardant sagement la tablette entre les mains de Lupa, qui du haut de son grand corps de 80 ans coiffé de cheveux blancs, leur passe un extrait de La Classe morte en chantonnant la valse François. Soudain, un trou de temps. Quelque chose fait à la fois superposition et trou, un palimpseste ou un écho, et puis voilà les acteur·rices qui se répandent sur le plateau en hurlant, roulent sur leurs bancs d’écoliers transformés en auto-tamponneuses, et à cet instant précis, je suis sûre que Lupa a ajouté une dernière scène à La Classe morte. Il dit : une petite fleur sur sa tombe. Et Lupa se superposa à Kantor et le théâtre fit une boucle sur lui-même.